Ce texte a été publié dans la revue Communication et Langages. Toute citation doit mentionner les références suivantes :

Viviane Serfaty, "L'Internet : fragment d'un discours utopique", Communication et Langages, n°119, janvier-mars 1999, p.106-117.

L'INTERNET : FRAGMENTS D'UN DISCOURS UTOPIQUE

Longtemps, l'Internet n'a relié qu'un tout petit nombre de chercheurs et d'étudiants et s'est développé dans l'obscurité, sans attirer l'attention des médias. Aujourd'hui, le réseau semble avoir atteint sa masse critique : de confidentiel, il est en passe de basculer vers la grande consommation, de passer du statut de curiosité à celui d'objet courant et de perdre au passage son caractère unheimlich, son inquiétante étrangeté. Le processus de familiarisation de l'innovation technologique est initié par les discours convergents des producteurs de l'Internet, des médias et de la puissance publique.

UNE DIMENSION SYMBOLIQUE NECESSAIRE

Tout cela ne suffirait pas à rendre l'Internet moins unheimlich si un certain nombre de représentations de la technologie comme de ses usages sociaux ne créaient toute une symbolique qui permet au réseau de s'enraciner dans le paysage médiatique. Ce sont ces représentations qui fournissent à l'Internet la dimension symbolique nécessaire à son développement. Il nous semble donc essentiel de soumettre à l'analyse la rencontre de l'objet technologique avec un discours qui lui pré-existe - le discours utopique, qui offre au réseau le contexte nécessaire à son développement puis à son appropriation par les usagers ainsi que le terreau propice à l'élaboration de l'imaginaire social sans lequel nulle technologie ne s'implanterait. Nous tenterons de discerner comment le discours sur l'Internet reprend et amplifie les grandes tendances à l'oeuvre dans l'utopie, depuis l'élaboration d'un mythe des origines jusqu'à l'instauration d'une nouvelle médiation dans les rapports sociaux.

L'étymologie du mot utopie renferme une ambigüité : le préfixe trouve-t-il son origine dans e u , auquel cas le sens de " bon lieu " devrait prédominer, ou bien dans ou, faisant alors référence à un " non-lieu "(1)? Cette distinction a son importance dans le cadre de la réflexion sur l'Internet, auquel de nombreux commentateurs attribuent la propriété de nier l'espace et ce faisant, de créer " un bon lieu " abritant une communauté idéale. Le paradoxe repose sur l'a-territorialité supposée du réseau ainsi que sur une définition de la communauté coupée de tout ancrage dans le territoire. En revanche, interpréter le " non-lieu " comme " le lieu sans détermination, la figure du neutre "(2) , et non pas comme un espace imaginaire ou irréel, nous indique que l'espace utopique ouvre une ligne de fuite, une possibilité d'évasion, un écart dans les discours idéologiques dominants. L'utopie est ce qui ouvre la possibilité d'un discours différent, c'est " l'espace de la différence, le lieu de la différenciation "(3). Et cette problématique du non-lieu est essentielle à la réflexion sur l'Internet et sur son imaginaire.

Le non-lieu, c'est " une place vide d'où nous pouvons réfléchir à nous-mêmes "(4). C'est précisément ce lieu vide, et qui doit le demeurer, qui se transforme alors en lieu d'une infinité de possibles, en lieu propice à l'élaboration de mondes alternatifs qui constituent autant de regards critiques sur la réalité. C'est un peu comme si dans chaque élément de l'utopie la subversion était inscrite, en creux, et soulignait l'impossibilité de mettre en actes une parole dont le but premier est avant tout de remettre en question la réalité. C'est par ce biais que l'Internet fait jonction avec l'utopie : comme la fiction utopique, l'Internet se donne comme doublon de la réalité et par là-même comme commentaire - ironique puisqu'indirect - sur cette réalité. Quatre grands axes ordonnent les représentations de l'Internet en les rapprochant de l'utopie : l'élaboration d'un mythe des origines, ainsi que le rapport au pouvoir, à la propriété et à l'identité individuelle.

LE MYTHE DES ORIGINES

Le projet utopique entend recouvrer une humanité plus authentique, plus harmonieuse comme en témoignent les noms choisis pour les nouveaux êtres humains : Harmoniens, Solariens et autres Utopiens. Cependant il ne s'agit pas de régression vers l'état de nature ou vers un quelconque âge d'or, mais de refondation de la vie en société, de réinvention de la cité et du lien entre êtres humains. Le mythe fondateur de l'Internet joue précisément sur une notion similaire : la création d'un monde vierge, où l'excellence technologique et l'ivresse des commencements permettrait de réinventer une vie communautaire idéale, dans ce qui constitue un mouvement de laïcisation du thème édénique.

Evoquer un mythe des origines pour un objet aussi récent que l'Internet n'est paradoxal qu'en apparence. Jusqu'à ce jour, en effet, la nature des informations disponibles sur l'origine du réseau s'apparente plus à la chronique qu'à l'histoire. Les textes (5) sont souvent écrits par les responsables de la création du réseau, par des membres des équipes de recherche ou par les premiers utilisateurs qui, tout en retraçant les grandes étapes de la création de l'Internet, livrent un panégyrique circonstancié des hommes considérés comme ses créateurs, tout en faisant l'impasse sur les conditions historiques et sociales de son existence. D'un document à l'autre, d'un site Internet à l'autre, se retrouvent les mêmes anecdotes sous une forme légèrement différente à chaque fois, mais toujours empreintes d'un enthousiasme qui confine parfois à la vénération. C'est donc véritablement à l'élaboration d'un roman des origines que nous assistons, à la création de toutes pièces d'un mythe fondateur qui, à l'instar de ses grands aînés, se nourrit précisément de cette abondance de versions et de variantes.

INTERNET ET LA GENESE

Si nous tentons en effet de rapprocher le mythe des origines de l'Internet de celui de la Genèse, nous trouvons un certain nombre de parallèles saisissants. Que dit la Bible ? " La terre était informe et vide; il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme, et l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux " (Genèse I, 2). Cette vision du chaos primitif se retrouve dans les chroniques écrites par les acteurs de la création du réseau : avant Internet, il y avait plusieurs standards de communication entre les machines et aucun ne s'accordait à tous les autres. Les protocoles TCP/IP, le langage HTML sont venus unifier l'informe, apaiser le conflictuel : IP ( Internet Protocol), découpe l'information en 'paquets' et leur attribue une adresse, TCP (Transport Control Protocol) contrôle la bonne réception des 'paquets' et éventuellement retransmet ceux qui ne sont pas parvenus à bon port. Ces deux protocoles assurent la possibilité de communiquer entre machines différentes, dénommée interopérabilité : c'est la valeur fondamentale qui sous-tend l'existence du réseau. L'interopérabilité entre serveurs et clients sur le Web est rendue possible par le protocole HTML (Hyper Text Mark-up Language), qui spécifie le format des documents à échanger, et le protocole HTTP (Hyper Text Transfer Protocol) qui détermine l'ordre des conversations entre client et serveur.

Le récit biblique évoque la nécessité de nommer chaque espèce : " L'Eternel Dieu forma de la terre tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel et il les fit venir vers l'homme pour voir comment il les appellerait, et afin que tout être vivant portât le nom que lui donnerait l'homme " (Genèse, I, 19-20). De façon très semblable, dès que l'Internet sort du domaine de la recherche universitaire, il s'avère nécessaire de partager le territoire virtuel pour que chacun y ait sa place : c'est, dans la plus pure tradition de l'entreprise de nomination adamique, la mise en place par Jon Postel de la procédure d'attribution des noms de domaine, les DNS(6) , qui, à l'aide d'une série de quatre nombres de 0 à 255, et de sept grandes catégories(7), permettent d'attribuer 4,3 milliards d'adresses différentes, rendant ainsi chaque ordinateur unique et identifiable.

Le grand huit

Autre similitude : sur Usenet, l'un des réseaux qui composent l'Internet, les usagers créaient des groupes de discussion et des forums dans la plus totale anarchie : vient alors l'élaboration du " grand huit " - les huit grands groupements de sujets auxquels tout groupe doit se rattacher et qui constituent une hiérarchie internationale ; ils sont désignés par les racines suivantes : comp. (computer) est consacré aux ordinateurs ; news. traite de l'actualité ; sci., de sujets scientifiques, soc. concerne les sujets de société ; talk. (conversation) est un groupement généraliste ; rec. (recreational) est voué aux divertissements de tous ordres, misc. (miscellaneous, c'est à dire 'divers') accueille ce qui ne trouve sa place nulle part ailleurs et enfin le huitième, alt. pour alternative, est destiné aux sujets les plus controversés.

Nommer, structurer, hiérarchiser : l'activité de nomination fait de l'Internet un espace intelligible sinon maîtrisable. Il ne s'agit pas, bien sûr, de superposer point par point le discours religieux et le discours de l'utopie technologique, mais de montrer que ce dernier fonctionne en partie parce qu'il se calque inconsciemment sur les grands récits des origines, qu'il en adopte les grandes étapes et les lieux nodaux. Il s'agit de rattacher le phénomène nouveau à des structures familières, et ainsi de forger les outils conceptuels nécessaires à son appréhension puis à son appropriation.

UNE LANGUE UNIQUE, TRANSPARENTE ET LEGITIME

L'autre élément qui vient renforcer cette construction mythique, c'est l'entreprise de légitimation de ce qui aurait pu être considéré comme un coup de force : il s'agit de la généralisation de l'usage du protocole TCP/IP, auquel nous pouvons appliquer certaines des analyses de Pierre Bourdieu sur la production et la reproduction de la langue légitime, qui pour lui ne vise pas seulement à la communication mais à la mise en évidence d'un pouvoir symbolique(8). S'il n'est guère possible d'importer telle quelle en l'arrachant à son contexte une analyse qui porte sur la langue, nous pouvons pourtant y déceler des analogies avec le sujet qui nous occupe. En d'autres termes, comme pour l'imposition du français, la mise au point d'un protocole de transmission universel et son imposition résultent d'une stratégie délibérée : quel que soit l'ordinateur dont on dispose, quel que soit son système d'exploitation, on peut entrer en communication réciproque; on réalise ainsi l'idéal de connectivité. Un protocole de transmission unique s'apparente à une langue elle aussi unique et donc seule légitime.

Que véhicule cette langue légitime ? On peut poser l'hypothèse que l'élaboration d'un protocole de transmission de données universel est sous-tendue par une idéologie qui est celle de la communication transparente. Or la transparence est elle aussi une notion-clé dans l'utopie, où tout doit être parfaitement intelligible, et où chaque élément - structure politique, organisation sociale, architecture, vêtements, alimentation - doit refléter le projet fondateur global. C'est précisément le même désir de transparence qui se retrouve intact dans tous les discours enthousiastes, où l'Internet se voit attribuer la capacité de promouvoir la paix dans le monde par la seule grâce de la communication sans entraves rendue possible par la technologie. Lorsque les discours publicitaires ou institutionnels se réfèrent à une nouvelle ère de paix et de fraternité dès que l'ignorance de l'autre sera dissipée, ils rendent hommage à la toute-puissance de la communication transparente. Ici aussi, le discours sur l'Internet se superpose au modèle utopique



LE RETOURNEMENT

Le simulacre de société que dessine l'utopie " laisse apercevoir comment une réalité, une ville, une société, peut être autre qu'elle-même et comporter nécessairement un envers, qui est son identité retournée " (9). Cette définition du projet utopique éclaire le rôle primordial qu'y joue la notion de retournement et le potentiel heuristique qui en découle: l'identité retournée permet de discerner les lignes de faille ou les abîmes recouverts par un réel apparemment stable ; c'est de cette façon que la notion de retournement s'impose à l'imaginaire contemporain de l'Internet, qui devient le lieu où les aspects les plus critiqués de la société sont inversés. La notion de retournement s'applique à trois domaines majeurs : le rapport à la propriété, le rapport au pouvoir et le rapport à l'identité individuelle.

Contre la propriété : universalité, gratuité, partage

Le rapport à la propriété donne lieu à un retournement majeur par le biais de la recherche d'une culture du partage, de la gratuité, où les informations et les compétences détenues par chacun sont - dans l'idéal - mises au service de tous. Dès l'origine, le principe de la gratuité du protocole TCP/IP est acquis ; de nombreuses autres applications, telles que le ftp (file transfer protocol - protocole de transfert de fichiers), certains moteurs de recherche, le langage de programmation Perl, le logiciel sendmail qui gère une bonne partie des envois de courrier électronique, ou encore le logiciel majordomo qui alimente les listes de distribution automatique de courrier, tous se conforment à cette tradition (10). L'élaboration du système d'exploitation UNIX est l'un des exemples fondateurs de cette culture de la gratuité qui, tout en s'enracinant à l'origine dans des considérations économiques, finit par se rattacher aux grands principes utopiques.

AT&T, dont l'une des filiales, les Laboratoires Bell, avait mis au point le système d'exploitation Unix, avait subi les assauts du gouvernement fédéral par l'intermédiaire de la loi anti-trust en 1956. Aussi la société décida-t-elle de jouer la prudence : puisqu'elle avait bénéficié de fonds publics pour le développement de ce produit, elle jugea préférable de ne pas se lancer dans sa commercialisation afin d'éviter de créer une industrie du logiciel qui l'aurait fait tomber sous le coup de la loi anti-trust. Les Laboratoires Bell furent chargés de distribuer le nouveau système d'exploitation à prix coûtant, principalement à des chercheurs universitaires. Etant donné la modicité du prix demandé, aucune aide technique n'était fournie aux premiers utilisateurs. Ceux-ci avaient par contre toute latitude pour modifier le système d'exploitation et l'adapter à leurs besoins. Très vite, le fichier contrib/bin , littéralement 'la boîte à idées', fut alimenté des modifications et des améliorations de chacun, et mis à la libre disposition de tous, si bien qu'UNIX est, aujourd'hui, le résultat d'une oeuvre de coopération et de partage du savoir (11).

La culture du partage possède la propriété non négligeable de créer chez tous ceux qui offrent à l'ensemble des utilisateurs le fruit de leur travail un fort sentiment d'appropriation de l'innovation technique. Contribuer si peu que ce soit à l'élaboration des protocoles de transmission de données donne le sentiment d'être l'un des pionniers de ce qui est, rappelons-le, l'un des grands chantiers de l'après-seconde guerre mondiale. Le faire gratuitement permet de s'auto-proclamer membre d'une contre-culture qui, nous le verrons ci-dessous, vit dans le malaise sa cohabitation avec le " complexe militaro-industriel ". Universalité, gratuité, partage - ces trois principes permettent de rattacher l'Internet des commencements à la tradition utopique de rejet des possessions. Ainsi, chez Thomas More (12), l'or et l'argent sont utilisés pour la fabrication des pots de chambre , démontrant l'emprise du concept de retournement qui, imprégnant les moindres détails, tente de créer la rupture nécessaire à l'avènement de l'homme nouveau, de la société fraternelle car fondée sur la mise en commun des possessions et sur l'égalité. Cioran lui-même, qui s'affirme pourtant écoeuré par les rêves d'un avenir meilleur , y voit la vertu première de l'utopie (13). Cette attitude perdure sur l'Internet et imprègne même la stratégie des sociétés commerciales : Netscape, par exemple, met gratuitement à la disposition du public son navigateur Communicator. En agissant ainsi, Netscape a certes des objectifs commerciaux, puisqu'il s'agit ainsi de faire échec aux visées monopolistiques de Microsoft ; cette stratégie s'inscrit cependant dans la lignée des contributions offertes à la communauté des utilisateurs par des centaines de programmeurs anonymes ou célèbres, sans lesquels l'Internet n'aurait pu connaître le développement qui est le sien. Enfin, de nombreuses voix continuent à s'élever contre la commercialisation abusive du réseau : on dénonce une dérive télévisuelle - entrée massive des budgets publicitaires et futilité des contenus - car il importe aux utilisateurs de la première heure de préserver le lien à l'utopie des commencements.

Contre le pouvoir : un rapport libre, égalitaire, non-hiérarchisé

La notion de retournement implique que l'espace utopique ne peut se concevoir qu'en relation avec les conditions historiques de sa production : de même que le premier livre de l'Utopie de More est une critique approfondie des moeurs de ses contemporains, c'est en relation à la Révolution française et à la Terreur qu'il faut analyser l'utopie saint-simonienne, c'est également à la lumière de la Restauration que le programme fouriériste d'émancipation des passions"(14) prend tout son sens. C'est dire que le discours utopique est massivement traversé par le discours idéologique. Cependant les fonctions de ces discours sont différentes. Comme le souligne Paul Ricoeur, " les idéologies et les utopies ont, les unes comme les autres, trait au pouvoir. L'idéologie est toujours une tentative pour légitimer le pouvoir, tandis que l'utopie s'efforce toujours de le remplacer par autre chose "(15). De cette différence fondamentale, le discours utopique tire et sa séduction et sa capacité, sinon à modifier la réalité, du moins à en rendre notre perception suffisamment mouvante pour nous conduire à l'interroger.

Quelles sont donc les conditions historiques qui déterminent le rapport de l'Internet au pouvoir ? Si les premiers pas de l'Internet se situent résolument dans le contexte militaire, son développement est, lui, fortement influencé par la théorie cybernétique de Norbert Wiener (16), pour lequel la libre circulation des flux informationnels est la condition nécessaire à tout savoir(17). La première connexion a lieu en 1969, puis le réseau se développe rapidement au cours de la décennie suivante : or cette période voit le développement rapide d'une contre-culture dressée contre un Establishment perçu comme dominant et répressif tout à la fois. La conjonction de ces deux éléments détermine le rapport que les créateurs de l'Internet entretiennent avec le pouvoir comme avec la technologie : il s'agit d'instaurer un type de rapports égalitaire plutôt que hiérarchique, grâce à une technologie censée modeler et structurer la société qui l'accueille.

La modification des rapports de pouvoir intervient très vite. En effet, lors des commencements de l'Arpanet, les équipes de recherche, disséminées géographiquement, communiquent entre elles grâce à l'embryon de réseau déjà existant. Ces conditions de travail ne favorisent pas un mode d'opération dirigé par le haut. Les rapports hiérarchiques se voient de plus fortement bousculés par l'émergence d'une nouvelle forme de communication scientifique, la RFC, Request for Comment, soit littéralement, demande de commentaire, mise sur pied par Steve Crocker dès 1969 afin d'informer les membres du Network Working Group (18), mais aussi de susciter leurs commentaires : il s'agissait donc à la fois des minutes de chaque réunion du groupe et d'embryons de communications scientifiques qui, cependant, ne se conformaient pas aux règles très strictes qui gouvernent toute publication de cette nature. Dans les RFC, aucune exigence de longueur, de style, de contenu, ou de protocole d'expérimentation - mais une demande de participation au débat d'idées. Les chercheurs qui ont participé à l'implantation en France du réseau Cyclades - émule de l'Arpanet qui fut évincé par le Minitel - font état d'un phénomène très semblable. S'appuyant sur les échanges informels plutôt que sur une structure rigide, le volume des interactions entre chercheurs augmente et contribue à l'efficacité de la recherche (19).

C'est ainsi que les RFC et d'une façon plus générale la communication informelle ont donné naissance non seulement à un corpus technique d'importance majeure, mais aussi à un mode d'opération qui a influencé la structure du réseau tout entier : son organisation et ses règles de fonctionnement, voire les péripéties de sa mise en place se sont créées de bas en haut, dans un mouvement d'inclusion et de sollicitation de toutes les interventions possibles. Il en découle une perte d'importance non seulement de la hiérarchie verticale, mais aussi de la prise de décision centralisée. On peut considérer que l'usage de la RFC a subverti les stratégies d'imposition du pouvoir au sein d'un groupe de recherche scientifique.

De nombreux commentateurs tentent, cependant, d'appliquer la même analyse à la société tout entière en considérant que l'Internet, qui s'appuie sur un réseau d'ordinateurs fonctionnant tous sur un pied d'égalité les uns avec les autres, promeut un développement similaire parmi les chercheurs et parmi les utilisateurs. De même que l'architecture de la cité utopique joue un rôle central dans la rupture avec le passé et l'instauration d'une société nouvelle, l'Internet est censé subvertir les configurations du pouvoir et les stratégies de domination traditionnelles. Dans cette optique, le fonctionnement décentralisé du réseau, dépourvu d'ordinateur-maître, ainsi que l'auto-régulation des forums de discussion, posée comme principe dès la création d'Usenet, indiquent la recherche de rapports humains fondés sur l'égalité plutôt que sur la domination de quelques-uns et créent tout un imaginaire de société égalitaire, décentralisée, non-coercitive.

Contre l'identité imposée : l'identité individuelle

La notion de retournement, enfin, met en lumière les possibilités ouvertes par le réseau à l'exploration de l'identité par l'usage du pseudonyme et par l'anonymat qu'il autorise. C'est là une autre forme de retournement symbolique, dans laquelle les participants aux groupes de discussion en direct forgent patiemment une identité différente de celle qui est la leur dans la réalité, et qui va souvent jusqu'au changement de sexe textuel (20). C'est là une dimension utopique, parce que les groupes se situent dans un hors-lieu social ; utopique, parce qu'ils permettent la création d'une identité nouvelle et temporaire, qui n'a de vérité que dans l'instant du jeu, librement choisie par l'individu et non imposée de l'extérieur par le déterminisme du corps donné à chacun en partage ou par l'identité sociale construite à partir du donné de chacun. Fantasme d'auto-suffisance, d'omnipotence narcissique, de naissance hors père et mère, d'être hors-pair ? Certes - mais l'utopie aspire-t-elle à autre chose ? Dans l'ordre utopique, l'individu se conçoit en rupture avec le passé et donc auto-généré, dans un fantasme de toute-puissance qui le rapprocherait dangereusement de la folie, s'il n'était contrebalancé par tout l'imaginaire qui fait de la cité utopique elle-même une mère/père nourriciers. L'Internet s'apparente à cette cité protectrice par l'espace ludique auquel il donne accès et qui fait du réseau le lieu potentiel de nouvelles interactions sociales.

Au terme de cette étude, il nous faut mentionner les liens privilégiés que l'utopie, aussi ancrée qu'elle soit dans le non-lieu, entretient pourtant dès l'origine avec les Etats-Unis, considérés comme un terrain d'expérimentation grandeur nature autant par les Européens que par les Américains eux-mêmes. Ce pays va focaliser à la fois l'imaginaire d'une société neuve et d'une technologie rédemptrice. L'Internet fonde une partie de sa séduction sur cette représentation de l'Amérique en tant que métonymie d'une modernité mise en place par la technologie. Mais l'attrait de l'Internet repose avant tout sur le discours utopique qui l'accompagne et qui offre à tout un chacun la liberté de se ré-inventer comme de ré-inventer la société dans des territoires virtuels qui sont ceux de nos désirs et de nos angoisses, de nos présupposés et de notre vision du monde. C'est bien cette dynamique discursive qui met l'Internet définitivement à l'abri de ne subsister dans les mémoires que sous la forme d'une anecdotique note en bas de page.





Notes

1 Kenneth M. Roemer, " Defining America as Utopia " in Kenneth M. Roemer, éd., America as Utopia, New-York, Burt Franklin & Co., 1981, p. 1; Jacques Rancière, " Sens et usages de l'utopie ", in " L'utopie ", Raison Présente, n° 121, 1997, p. 43-57.Retour

2 Louis Marin, Utopiques : jeux d'espaces,Paris, Minuit, 1973, p. 251.Retour

3 ibid., p. 330.Retour

4Paul Ricoeur, L'idéologie et l'utopie, (1986), Paris, Seuil, 1997, p. 35. Retour

5Gregory R. Gromov, History of Internet and WWW : View from Internet Valley, manuscrit consultable sur Internet : http://www.internetvalley.com ; Katie Hafner & Matthew Lyon, Where Wizards Stay Up Late : The Origins of the Internet, New-York, Simon & Schuster, 1996 ; Henry E. Hardy, The History of the Net, mémoire de maîtrise - Grand Valley, State University of Michigan, 1993, ftp://umcc.umich.edu/pub/users/seraphim/doc/nethist8.txt ; Ronda Hauben, The Development of the International Computer Network : From Arpanet to Usenet News (On the Nourishment or Impediment of the Computer Network), Manuscrit de l'ouvrage publié en 1997, intégralement disponible sur Usenet, réf : news: admin.misc, article n° 2577 ou bien sur Internet, http://www.columbia.edu/~hauben/CS/ ; Howard Rheingold, The Virtual Community: Homesteading on the Electronic Frontier, Reading, MA : Addison-Wesley, 1993. Retour

6 Domain Names Server, dont le principe fut adopté en janvier 1986. Retour

7 Ces catégories sont les suivantes : [.com] est la terminaison d'adresse pour les services commerciaux, [.edu] pour les universités, [.org] pour les associations ou organismes divers, [.net] pour les prestataires d'accès Internet, [.int] pour les organismes internationaux. Deux noms de domaine génériques sont réservés à l'usage exclusif des Etats-Unis : il s'agit de [.gov], attribué aux organismes relevant du gouvernement fédéral, et [.mil], à l'usage de l'armée. Ces terminaisons sont internationales, chaque utilisateur en fait la demande par l'intermédiaire de son fournisseur de connectivité auprès d'organismes d'enregistrement d'adresse régionaux dirigé et financé par un consortium régional de prestataires de services Internet. On peut également solliciter une terminaison géographique, qui se réfère au lieu de résidence. Il s'agit alors en général de deux lettres qui font référence au nom du pays, par exemple [.fr] pour la France, [.uk] pour le Royaume-Uni ou [.au] pour l'Australie. Retour

8 Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire : l'économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982, p. 31 : " Le conflit entre le français de l'intelligentsia révolutionnaire et les idiomes ou les patois est un conflit pour le pouvoir symbolique qui a pour enjeu la formation et la ré-formation des structures mentales. Bref, il ne s'agit pas seulement de communiquer mais de faire reconnaître un nouveau discours d'autorité, avec son nouveau vocabulaire politique, ses termes d'adresse et de référence, ses métaphores, ses euphémismes et la représentation du monde social qu'il véhicule ".
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9Louis Marin, op. cit., p. 293. Retour

10 Keith W. Porterfield, Information Wants to Be Valuable : A Report from the First O'Reilly Perl Conference. http://www.netaction.org/articles/freesoft.html
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11 L'analyse du système d'exploitation UNIX est basée sur celle de John Unsworth, " Living Inside the (Operating ) System ", PostModern Culture, http://jefferson. village.virginia.edu/pmc/Virtual.Community.html , p. 2. Retour

12 Thomas More, Utopia, (1516), trad. française de Marie Delcourt, L'utopie ou la meilleure forme de gouvernement, Paris, Flammarion,1987,p. 166. Retour

13 E.M. Cioran, Histoire et utopie, Paris, Gallimard, 1960,p.119-120 : " On ne louera jamais assez les utopies d'avoir dénoncé les méfaits de la propriété. (...) Toute forme de possession, n'ayons crainte d'y insister, dégrade, avilit, flatte le monstre assoupi au fond de chacun de nous ". Retour

14 Paul Ricoeur, op. cit., p. 397.Retour

15 ibid., p. 379.Retour

16 Norbert Wiener, The Human Use of Human Beings : Cybernetics and Society, New-York, Doubleday Anchor, 1954. Traduction française : Cybernétique et société, Paris, coll. 10-18, 1962.Retour

17 Philippe Breton, L'utopie de la communication, Paris, La Découverte, 1992.Retour

18 NWG : Network Working Group, le groupe de travail qui fut à l'origine du projet Arpanet.Retour

19 Louis Pouzin, éd., The Cyclades Computer Network : Towards Layered Network Architecture, Monograph Series of the International Council for Computer Communications, vol. 2, Amsterdam, New-York, Oxford, 1982, p. 3. Retour

20 Sherry Turkle, Life on the Screen : Identity in the Age of the Internet, New-York, Simon and Schuster, 1995.Retour